Profil(s)

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updated: 09:47:05 - June 18, 2024

Profil(s)

Work in progress pour l’Anthologie Louise Merzeau

par Servanne Monjour et Marc Jahjah

Le profil numérique : contours d’un concept

Louise compte parmi les premières à s’être intéressée au concept de profil numérique, qui s’inscrit au croisement de plusieurs de ses thématiques de recherche de prédilection : l’identité, la trace, la présence. Elle va s’employer dès 20091 à le formaliser, avant de lui consacrer en 2015 un projet de recherche à part entière, porté par laboratoire Dicen-IDF et le labex Les Passés dans le présent.

Fruit d’une co-construction impliquant les usagers, les plateformes, les algorithmes et les réseaux, le profil numérique est un composant central de la médiation identitaire contemporaine dont Louise va interroger le potentiel heuristique comme les dérives potentielles. Dans ses travaux, le profil est en effet occupé par d’importantantes tensions, entre autonomie et hétéronomie de l’usager, plus que jamais menacé par des logiques de profilage et de calculabilité. Dans le même temps, la maîtrise de l’écriture profilaire apparaît comme un instrument d’émancipation essentiel, permettant au sujet de se réapproprier sa construction identitaire en ligne afin de reprendre le pouvoir sur ce qu’elle a qualifié à plusieurs reprises de “double numérique”2. Surtout, par sa construction profilaire, l’individu connecté apparaît nécessairement traversé par les autres, au sein d’un flux conversationnel et d’un système d’évaluation – d’ailleurs criticable pour sa propension à générer des “identités calculées”3.

Mais la force du travail conceptuel de Louise réside également dans le souci d’établir une définition plurielle du profil, à la fois documentaire (collection de ressources), communicationnelle (mise en lien, concurrence), marchande et computationnelle (calcul d’un schème comportemental), à la fois maison (il me situe) et carrefour (point de départ). Elle se livre par ailleurs à un exercice d’historicisation du profil numérique4, qu’elle situe dans un héritage complexe, entremêlant arts visuels (notamment la photographie), médecine (psychiatrie), anthropométrie (bertillonnage), avant même d’en faire un objet informatique. Le profil couvre ainsi les multiples dimensions de la médiation du soi : à la fois visuelle, mais également scripturale, cette écriture se déroulant d’ailleurs à plusieurs niveaux, écriture maîtrisée, écriture contrainte (par la plateforme), écriture inconsciente (celle des données).

ci-dessous, mal rédigé

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Finalement, la réflexion sur le profil s’inscrit dans le vaste chantier de recherche consacré à l’éditorialisation, et tout particulièrement l’éditorialisation du soi, dans le contexte d’une inquiétante marchandisation de l’individu désormais mis en données. L’écriture profilaire fait jouer la tension entre le caractère mouvant et dynamique de l’identité numérique (et notamment de la dissémination des traces) et la nécessité de stabilisation identitaire à des fin de profilage, indispensable pour les industriels. À de nombreuses reprises, Louise pointe les risques d’une déprise identiaire, tout en insistant sur la possibilité de reprendre la main sur ces données – ce qu’elle appelle la maîtrise de la déprise – par un travail de méta-écriture :

si un ethos numérique est possible, il ne saurait s’exercer au niveau de ces traces infra-personnelles qui s’enregistrent par défaut, mais seulement à un niveau méta où l’individu peut chercher à mettre en scène sa propre traçabilité. Ne pouvant ni endiguer ni contrôler la captation de ses données, l’internaute peut en revanche contribuer à les documenter, en surjouant le jeu des algorithmes.

Préalablement, il aura fallu opérer un glissement de la forme-profil à la structure profilaire5.

Milieu & écologie

:::info

:point_right: Développer ici l’articulation entre profil et identité, avec cette idée de “lutte contre l’expropriation identitaire” et “réappropriation des traces” qui revient dans la plupart des articles, et qui me semble être le point le plus saillant du concept, en termes d’apports conceptuel

:::La lutte contre l’expropriation identitaire passe par un pivotement : il ne s’agit plus, dans une perspective journalistique ou socio-psychologique alors hégémonique, de prêter uniquement attention au “narcissisme” des individus ou à la “présentation de soi en ligne”. Louise prête davantage d’attention à la question de l’écriture de soi, en choisissant d’investir une nouvelle métaphore (“le montage”) au détriment d’une autre (“la mise en scène”). Ce passage permet de poser

Reproblématisation : comment être présent ? Comment habiter le passage ?

Mise en scène VS montage d’écriture : profil moins pensé comme objet narcissique et “mise en scène de soi” (perspective journalistique) que pratique éditoriale, qui ouvre de nouvelles possibilités d’écriture de soi/nous

Territoire/lieu/choros

Territoire : espace circonscrit par l’usage, notamment machinique/marchand

Lieu : espace vécu, maison, habité (cf poétique de l’espace de Bachelard)

Choros : espace dansé, “passage comme seule réalité tangible”

Identité/individu/profil/présence : choix de “présence numérique” VS “identité”/ “profil” pour marquer la conversion que fait subir l’espace industriel et informatique aux personnes. Ce concept s’oppose à l’accumulation de traces et suggère d’aller vers la “durée” (Bergson), un temps intime, qui n’est pas réductible à l’objectivation par la trace et les métadonnées

Particulariser son identité VS se trouver de points communs

Nouveaux territoires et sujet pluriel : comment vivre ensemble ?

Ecologie et médiation : échanges systémiques entre présences, matières, ressources. Nécessité de penser le web et les dispositifs comme médiation (ajustement entre subjectivités) et non plus instruments

Présence et écologie (technique, sociale, documentaire) : découverte de nouveaux moyens et ressources dans l’acceptation d’un jeu autre que concurrentiel/économique/narcissique. qui permet d’aller vers une “politique de la co-présence sur les réseaux”. L’éthos devient une inscription dans l’espace qui fait de nous autre chose “par un tissage de structure conversationnelle”

Pensée vitaliste : ” S’il bouscule la pensée dualiste et idéaliste, ce régime inédit de réalité augmentée ne devrait pas déplaire au médiologue. Il n’est en effet que la démonstration de l’intuition médiologique, selon laquelle la frontière entre l’esprit et la matière est entrouverte.”

  • Exemples (nouvelles modalités d’action et d’imagination) :

    • Passage d’un support médiatique à un autre : apprendre à relier, à expérimenter l’entre, à tisser notre présence

L’écriture profilaire comme stratégie de recherche-action (et moyens de l’action collection ?)

:point_right: Actualité du concept profil : Lady Booba et éventuellement d’autres exemples de maîtrise de la déprise.

Selon Louise,

Il faut aussi apprendre à jouer de la « polyphonie » du double numérique : « multiple et diversifié, autorisant flexibilité et pseudo-anonymat » (Doueihi, p.82), celui-ci n’a pas la rigidité d’une étiquette sociale. Il laisse une place à l’ironie, au mensonge, à la fiction.6

C’est ainsi qu’elle en appelle à une pratique d’éditorialisation du soi, qui passe par une écriture maîtrisée et conscientisée de son identité numérique, de sa présence en ligne.

Les réseaux sociaux comprennent de nombreux exemples de ces « écritures profilaires » qui jouent avec, et donc également contre, les codes et les injonctions des plateformes numériques, autorisant ainsi une réappropriation de la gestion de ses propres traces, signe d’une « première protection contre “l’expropriation identitaire” ». On citera d’abord les milliers d’usagers amateurs qui, au moment des attentats de Bruxelles, twittent des chats afin de ne pas perturber les opérations en cours ; les “fictions archivales” comme le poilu Frédéric B. qui opèrent un brouillage dans les modes de réalité (“vrai”, “faux”, “fiction”, etc.) et les cadres de l’expérience…

Il n’a cependant pas fallu attendre les réseaux dits “sociaux” pour voir des écritures contestataires s’exprimer sur le web et l’Internet. Depuis les années 1980, scientifiques, artistes, activistes investissent ces espaces pour répondre à la normalisation de l’informatique, à la montée des nationalismes et à la promotion d’identités fixes, essentialisées, pures [référence]. L’erreur, le bug, le glitch, le gag visuel deviennent, entre autres, des moyens d’expression et des outils de lutte, qui ne cherchent pas à induire le public en erreur, à participer d’une politique d’effondrement des écosystèmes de la confiance ; il s’agit, bien au contraire, de l’amener à douter sur ce qu’il regarde, à suspendre un temps son jugement, à le décapturer des logiques industrielles, en créant du vide en lui pour rouvrir les possibles. Dans cette perspective, les écritures profilaires tiennent une place essentielle. L’association ordinaire, caricaturale, entre “individu”, “identité” et “profil” offre paradoxalement des ressources inédites pour destabiliser les catégories naturalisées, les routines procédurales, les attentes interactionnelles, qui jouent et rejouent l’ordre dispositif.

“L@dy Booba” est une recherche-création qui s’inscrit dans cette logique. Après avoir mené des enquêtes ethnographiques sur le racisme sexuel dans les contextes homosexuels en ligne [référence], j’ai (Marc Jahjah) créé un profil ppur répondre à cette violence, faire de la pédagogie, m’engager dans l’espace public, participer au débat démocratique, sans me mettre en danger. À un moment où les sciences sociales sont attaquées par des politiques et des publics conservateurs, où l’espace médiatique se transforme en arène, “tisser sa présence numérique” [référence Louise] devient d’autant plus vital pour les scientifiques.

Pour le dire plus concrètement : depuis quelques mois, j’associe des “filtres” à des photographies de mon corps et de mon visage, qui me servent par moments de profil sur les applications de rencontres entre hommes :

[Image]

Ces “filtres”, qui sont des techniques d’altération de soi, sont généralement proposés sur des dispositifs comme Instagram, SnapChat, Facebook pour créer des gags visuels, faire réagir, générer de nouvelles interactions, affiner la connaissance affective des publics, à partir de laquelle s’effectue le ciblage publicitaire. Or, plusieurs de ces filtres (rajout de barbes et de tatouages, grossissement du cou, des mains) me permettaient de correspondre parfaitement à ce qui est attendu d’une personne racisée sur les applications de rencontres : la force, la virilité, voire la bestialité. En associant à mon visage un cou proéminent, une barbe, une technique corporelle (la “pose virile”), un nom emblématique de la masculinité hégémonique (le rappeur Booba) j’y ai vu l’opportunité d’une ruse : hameçonner le public en répondant à son horizon d’attente, avant de le désamorcer, par l’introduction d’altérations et d’interrogations. En effet, par moments, j’adjoins à ce semi-personnage des ambiguités soit dans le pseudonyme (“Lady” est associé à “Booba”) soit visuellement (vernis sur les ongles, entre autres). Face à cette ambiguité, dans une application de rencontres comme Grindr où les identités doivent être parfaitement lisibiles pour faciliter la rencontre, L@dy Booba est une anomalie. Face à lui, les réactions sont multiples : du doute explicite (“t’es un fake”), à l’expérience de l’ambiguité (“mais tu es viril ou efféminé ? Tu es quoi ?”), jusqu’à la découverte d’un espace autre, où les catégories n’importent plus, où c’est l’érotisme qui s’exprime, avec sa part de création, de renouvellement et d’aventure (“J’ai vu que c’était un filtre mais tu me plais quand même comme ça”).

Au sujet de L@dy Booba, je parlerais de “monstre”, pour pousser jusqu’à son terme les propositions de Louise : l’articulation de l’individu avec son milieu, le passage du “Je” au “Nous”, la recherche de nouvelles formes d’action collective et d’expériences. En effet, le “monstre” a récemment été retravaillé par les études philosophiques, techniques et féministes pour désigner la forme que prend le corps une fois mêlé, mélangé à son environnement technique [ref]. Elles font l’hypothèse que d’un tel processus, que du mélange, de l’assemblage de formes, de matériaux, d’espaces, de gestes peuvent naître du nouveau et notamment de nouvelles modalités d’action.

Comment iel a été découvert•e : par une inscription hasardeuse dans l’environnement technique et social

Ouverture d’une zone d’indistinction, de transit, de passage où les catégories (femme, homme, réel, fake, etc.) ont été reventilées

Passage du “monstre” (appareillage avec l’environnement pour découvrir de nouveaux possibles) à la “bête” (retrouver sa féralité, l’inconnu, la merveille, sans plus chercher à contrôler quoique ce soit : L@dy Booba a aujourd’hui son autonomie)

Recours à la ventriloquie : entre le “monstre” et la “bête”, il y a l’action du ventriloque.: utiliser un être intermédiaire, qui brouille les frontières entre les ordres du réel pour mettre en confusion l’interlocuteur et empêcher les actions routinières des réseaux (polémique, etc.) : ouvre à une “attention écologique” (F. Roustang). Dès lors, L@dy Booba peut dire et faire entendre ce que personne ne veut entendre (racisme, etc.)

Intention et éthique : c’est souvent évoqué par Louise. Comment habiter cet espace, pourquoi, dans quel but, avec qui ? Le recours à ces jeux de brouillage s’inscrit dans cette éthique : s’accompagner mutuellement à traverser la vie et à construire des alliances, qui ne se font pas sur le mode de la similitude (“tu es comme moi”) mais du point commun (“nous partageons quelque chose qui nous réunit”). La raison, l’objectif, le but sont vraiment essentiels à penser : brouiller les ordre du réel, jouer avec ces profils peut être extrêmement dangereux.


  1. Merzeau, L. (2009). Du signe à la trace, ou l’information sur mesure. In Hermès N°53, Traçabilité et réseaux, CNRS éditions, p. 23-29.↩︎

  2. Voir la section “Présence”.↩︎

  3. Georges, Fanny, 2009, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du web 2.0 », Réseaux, no 154, p. 165-193.↩︎

  4. “De la face au profil : l’aventure numérique des visages”, La revue des médias, 2015.↩︎

  5. « Le profil : une rhétorique dispositive », Itinéraires, 2015-3 | 2016↩︎

  6. Louise Merzeau. « Du signe à la trace : l’information sur mesure ». Hermès, La Revue - Cognition,
    communication, politique
    , 2009, 53, pp.23-29.↩︎