Archive et traces

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updated: 10:48:24 - June 30, 2024

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Archive et traces

Work in progress pour l’Anthologie Louise Merzeau

par Valérie Schafer

En 2011, lors de son Habilitation à Diriger des Recherches, dont le dossier est intitulé Pour une médiologie de la mémoire, Louise Merzeau réunit deux objets qui lui sont chers. Médiologie et mémoire, l’une et l’autre nourrissent, enrichissent et traversent sa réflexion sur le numérique et sur ses traces. C’est dans les Cahiers de Médiologie que dès 2003, alors que le dépôt légal de l’Internet est encore en cours de gestation en France, qu’elle aborde déjà un autre objet qui n’aura de cesse de l’intéresser, les archives – et notamment celles du Web. En effet le lien entre traces, mémoire et archivage est une constante de la réflexion de Louise dès le début des années 2000, auquel elle apporte des contributions pionnières. Celles-ci sont à la fois ancrées dans son époque, mais aussi prémonitoires et intemporelles, raisonnant toujours avec autant d’acuité vingt ans après, tout en témoignant d’un profond engagement pour le collectif et les biens communs.

Une chercheuse témoin et analyste de son temps

Dès 2003 Louise Merzeau s’intéresse à la patrimonialisation du numérique. La même année, l’Unesco consacre une Charte au patrimoine numérique, et si déjà le patrimoine numérisé ou encore la conservation de bases de données au titre du dépôt légal en France sont une réalité, le dépôt légal de l’Internet, instauré par la loi DAVSDI de 2006, n’est encore qu’un « projet », un horizon engageant des discussions complexes, notamment au sein de la BnF et de l’INA. Dans le même temps se développent les réseaux socio-numériques, portés notamment par partie de ceux qui vont ensuite susciter un intérêt croissant par leur pouvoir communicationnel, mais aussi de traçabilité, et qui seront réunis sous l’acronyme GAFAM. Louise souligne leur aptitude à devenir des acteurs à part entière du contrôle des traces : « De nouveaux acteurs s’invitent dans les flux d’information : via moteurs de recherche, réseaux sociaux, applications diverses, tout un chacun peut en effet consulter mais aussi alimenter à chaque instant des stocks de plus en plus importants » (Merzeau, 2012, p. 1). La chercheuse intervient dans la décennie 2010 dans certains débats qui occupent le champ politique mais aussi académique et opposent droit à la mémoire et droit à la vie privée. Pour elle le problème doit être posé différemment :

« La question des traces laissées par les usagers des réseaux est le plus souvent ramenée à une opposition entre protection et exhibition de la vie privée. Prenant le contre-pied de ces conceptions, cette contribution se propose de raccorder la problématique de la traçabilité numérique aux enjeux de la transmission, au sens de processus sociotechnique d’organisation du collectif dans le temps » (Merzeau, 2013 , p. 3).

Si Louise Merzeau pose les conditions collectives de la traçabilité et ses implications (« Il n’y a pas de trace proprement individuelle et toute trace est toujours médiée par un groupe » 1, analyse ses enjeux, acteurs mais aussi leurs articulations, elle le fait en pensant différentes facettes des mémoires (mémoire procédurale, probabiliste, anti-mémoire, etc. voir Merzeau, 2003). Sa capacité à saisir les reconfigurations qu’induit le numérique est frappante. Désintermédiation, seulement apparente, de la mémoire (Merzeau, 2003, p. 1), mémoire algorithmique, marchandisation des traces, ou encore mémoire rhizomique sont au cœur de sa démonstration :

« Découpée, disséminée, la mémoire numérique s’éloigne du modèle de l’arbre pour devenir toile, mémoire en réseau connectant entre elles des mémoires non homogènes » (idem).

Les notions d’éphémère, de flux, de fragmentation, de sédimentation, sont aussi au centre de son approche, qui n’oublie pas de se référer à d’autres médiums et notamment un qu’elle pratique, la photographie :

« Contiguës au moindre de nos mouvements sur les réseaux, nos traces numériques nous suivent et nous indexent comme le feraient une ombre portée ou une photographie. Mais, contrairement aux autres signes indiciels, elles sont en même temps détachables et calculables » (idem, 2).

Profondément ancrée dans la médiologie mais aussi dans les sciences de l’information et de la communication (SIC) qui lui font aborder le document, les métadonnées, le dédoublonnage de l’information, elle propose une réflexion ancrée dans son temps, mais qui observe ce que d’autres peinent encore à saisir. Elle le fait en s’appuyant sur une capacité technique, à la fois discrète dans ses écrits mais certaine, qui témoigne d’une parfaite compréhension des mécanismes de collecte, d’indexation ou de préservation à l’œuvre. Ces processus techniques elle les met en relation avec une littérature à la croisée de la philosophie, de la médiologie, des SIC, où se cotoient par exemple dans les références de son article de 2003 Bruno Bachimont, Barbara Cassin, Marie-Anne Chabin, Sylvie Leleu-Merviel, Jacques Derrida, Armand Mattelart, danah boyd et Bernhard Rieder. Si ces rapprochements nous semblent aujourd’hui évidents, c’est parce que Louise les a faits, mettant en commun des approches théoriques et d’autres plus pragmatiques, et créant elle-même une approche rhizomique qu’elle n’aura de cesse de creuser, s’appuyant aussi constamment sur des voix qui font autorité mais aussi des jeunes chercheurs. Elle a en effet ce souci de nourrir une réflexion nouvelle, ouverte, qui se déploie lors des Ateliers du dépôt légal du Web de l’INA qu’elle anime dès 2011 avec Claude Mussou. S’y croisent des intervenants aussi variés que Milhad Doueihi, Dominique Cardon, Pierre Mounier, Olivier Ertzscheid, Josiane Jouët, Cécile Méadel, sans oublier des professionnels, car Louise comme Claude sont sensibles au terrain et au dialogue entre monde académique et monde de l’audiovisuel, des musées ou des archives. C’est sans doute un point qui est moins directement évident lorsque l’on pense à la production scientifique de Louise, en ignorant les réalités de son investissement quotidien : elle est une femme de terrain. Elle s’abstrait partiellement de cette dimension dans son écriture, et on n’y trouvera pas de longs développements et cadrages méthodologiques comme d’autres de ses collègues l’instaurent dans le champ des SIC. Et pourtant le terrain supporte sa réflexion. Outre sa collaboration avec l’INA et son observation constante des développements menés autour de l’archivage du Web dans cette institution ou à la BnF, sa capacité à se plonger dans des collectifs de recherche (par exemple le projet ANR Web90 ou celui sur Wikipédia2 ensemble), mais aussi dans les dispositifs techniques et les données comme en témoigne le projet que nous mènerons, ASAP (Archives Sauvegarde Attentats Paris) sur les traces numériques des attaques terroristes de 20153, elle pratique le numérique et ses écritures. Son blog, son intérêt pour Twitter, pour Prezi, qui devient une marque de ses présentations pendant plusieurs années et reflète son approche rhizomique, le montrent, comme son immersion dans les contenus archivés des attentats de 2015-2016. Elle passe des heures plongées dans les archives de Twitter et les outils de lecture distante mis à disposition par l’INA, et cherche déjà à mener une étude sur la désinformation et la fausse information, avant que médias et recherche ne consacrent la réflexion sur les fake news. Mais c’est aussi son intérêt pour des expériences en cours qui sont palpables dans les quelques références qu’elle fait au fil de ses articles, à Priv.ly, à MiData soutenu par le gouvernement britannique et MesInfos initié par la Fing en 2011, ou encore à My Google Search history d’Albertine Meunier et au projet PhotosNormandie de Patrick Peccatte et Michel Le Querrec. Connectée à son temps, Louise est sensible à l’art numérique, comme elle le montrera entre autres lors de sa participation à une rencontre à Cerisy en 2017 « Des humanités numériques littéraires ? » sous la direction de Didier Alexandre, Milad Doueihi, Marc Douguet, à celui des archivistes, à celui de la documentation. Elle est à la croisée de plusieurs mondes professionnels et intellectuels qu’elle met en dialogue tant dans les Ateliers du DL Web de l’INA que dans ses écrits. Les articles de Louise sur les traces et archives sont ancrés dans des expériences, des actions, des débats politiques contemporains, mais elle les (em)porte ensuite à un niveau théorique supérieur. C’est ce qui permet aussi que, relus vingt ans après, ils soient toujours d’actualité et aussi prémonitoires, conservant une forme d’intemporalité. Ils pourraient donner l’impression d’une chercheuse détachée. Or Louise est en permanence en prise avec le contemporain, et un engagement profond traverse ses textes : un engagement pour le collectif, les communs.

Entre vision et engagement

Sur la mémoire algorithmique, sur les entreprises captatrices de données, il est frappant à la relecture des textes de voir à quel point les enjeux posés précocement par Louise n’ont eu de cesse de développer. Sa préscience est frappante dans le questionnement des asymétries que commencent à créer les géants du numérique et qui aujourd’hui trouvent dans les changements qui touchent Twitter/X ou dans ce que Axel Bruns (2019) a qualifié « d’API-calypse » leurs matérialisations très concrètes. D’autres de ses visions sont plus ténues mais extrêmement importantes : alors que Niels Brügger, pionnier de l’analyse des archives du Web impose en 2016 la notion de reborn digital heritage, aujourd’hui largement reprise, c’est déjà ce que propose en une formulation différente Louise en 2003 (p. 3) : « Avec le Dépôt légal, on gagne l’assurance de pouvoir consulter une page, avec ses accès d’origine et une datation, dans l’après-coup d’une lecture différée. Certes, une telle fixation altère la dynamique du web : l’éphémère n’entre au patrimoine qu’en se dénaturant, comme une fugacité artificiellement conservée au deuxième degré ».

Si le dépôt légal et les premiers pas de l’archivage du Web et des réseaux socio-numériques l’intéresse autant, c’est qu’elle y trouve une réponse à la « traçabilité sauvage » (Merzeau, 2003, p. 2). Cette inquiétude est palpable et si là encore Louise déplace le vocabulaire, ne parle pas de « capitalisme numérique » ou d’« économie de l’attention », tout en y faisant clairement allusion (« Véritable monnaie de l’économie numérique, les données personnelles déterminent une valeur qui n’est plus celle des produits, mais des individus susceptibles de les consommer », Merzeau, 2012, p. 3) c’est du côté de l’archivage institutionnel, des communs, que se porte sa sensibilité :

« le projet d’un Dépôt Légal d’Internet représente à ce titre une importante étape dans l’accréditation culturelle de l’éphémère. Archiver le web, c’est reconnaître que le capital symbolique à transmettre ne saurait désormais se couper des flux de données sans perdre une part essentielle de sa dynamique et de ses contenus. […] D’autre part, il offre une alternative aux stratégies de traçabilité actuellement en œuvre dans le réseau, en apportant la garantie de l’institution à une rétention jusqu’alors soumise aux seules lois de l’innovation technologique et de la concurrence […]. C’est pour faire contrepoids à la privatisation de la mémoire collective plus qu’aux effets d’une amnésie, qu’un archivage institutionnel est nécessaire » (Merzeau, 2003, p. 1).

Pour elle c’est la voie pour la réappropriation par les usagers mais aussi d’un bien commun et « la garantie d’un contrôle démocratique » (Merzeau, 2003, p. 4). Celle-ci passe par les institutions patrimoniales mais implique aussi l’éducation, le développement d’un « savoir-lire-et-écrire » (idem, p. 5), d’une « littératie mémorielle » (Merzeau, 2013, p. 17) à destination des internautes citoyens, à laquelle elle contribue activement par ses activités, ses enseignements, les Ateliers du DL Web INA. Elle ne minimise pas les tâtonnements et difficultés de cette ambition, posant à la fois de manière discrète un programme toujours en cours à l’échelle des institutions patrimoniales d’archivage du web réunies par exemple au sein de l’IIPC (International Internet Preservation Consortium) : « Au-delà des politiques nationales, une articulation des institutions patrimoniales sera nécessaire au plan mondial (pour normaliser par exemple l’écriture des URL chronologiques), afin que la carte de l’archive reflète au plus près la complexité du territoire archivé » (2003, p. 4), mais aussi des enjeux qu’affronte la recherche actuelle. Dans l’article « L’Intelligence des traces » (2013) apparaissent à moultes reprises la notion de contexte et l’idée de décontextualisation. Or en avril dernier la conférence annuelle de l’IIPC choisissait comme thème : « Web Archives in Context », pour son édition 2024, de retour dix ans après à la BnF, où Louise Merzeau proposait en 2014 dans le cadre de cette même conférence l’intervention « Towards a temporal web ? ».

Références

Bruns, Axel, After the ‘APIcalypse’: social media platforms and their fight against critical scholarly research. Information, Communication & Society 22(11), 2019, 1544– 66. 10.1080/1369118X.2019.1637447

Merzeau, Louise, Faire mémoire de nos traces numériques. E-dossiers de l’audiovisuel , 2012.

Merzeau, Louise, L’intelligence des traces. Intellectica - La revue de l’Association pour la Recherche sur les sciences de la Cognition (ARCo), 2013.

Merzeau, Louise, Web en stock. Cahiers de médiologie, 2003.

Merzeau, Louise, Pour une médiologie de la mémoire. Sciences de l’information et de la communication. Université de Nanterre - Paris X, 2011. ⟨tel-00904667⟩


  1. idem, p. 5↩︎

  2. https://merzeau.net/wikipedia-objet-scientifique-non-identifie/

    Voir également Merzeau, Louise, Schafer, Valérie (dir.). Wikipédia, objet scientifique non identifié. Presses universitaires de Paris Nanterre, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pupo.4079..↩︎

  3. Voir https://merzeau.net/archives-et-archivage-du-patrimoine-nativement-numerique-face-aux-attentats-projet-asap/↩︎