Entre utopie et dystopie : une histoire du web
Mars 2014
Comme toutes les histoires, celle du web commence autour de quelques utopies dont certaines trouveront à s’incarner. En 1910, Paul Otlet et Henri La Fontaine créent le Mundaneum. En 1937, l’écrivain H.G. Wells, dans un article intitulé « World Brain » décrit une encyclopédie mondiale que chacun aurait la possibilité de mettre à jour et d’alimenter. En 1971, le bibliothécaire, Mickael Hart invente le livre numérique en saisissant sur son ordinateur des textes classiques : le projet Gutenberg est né. En 1990, un ingénieur du CERN, Tim Berners Lee, invente le World Wide Web. D’autres projets aussi utopiques de prime abord ne cesseront de venir s’y greffer : Wikipédia en 2001, Google Books en 2004.
Sept conditions sont nécessaires pour que l’idéal d’un réseau de publication et de partage à l’échelle planétaire puisse voir le jour et prospérer : être constitué d’un maillage de différents réseaux, demeurer non-propriétaire et sans droits d’accès, et sans filtrage éditorial a priori. Il faut également que les contenus soient indépendants des infrastructures qui les transportent et y donnent accès (principe de neutralité du net), qu’ils soient accessibles au travers d’un système d’adressage universel (URL) et d’un langage commun (HTML), rendant ainsi tous les parcours possibles via un simple navigateur.

Capitalisant sur les utopies fondatrices d’un internet libertarien, c’est en 1996 que John Perry Barlow, activiste américain principalement connu pour avoir été le parolier des Grateful Dead, envoie sur le réseau un message intitulé « Déclaration d’indépendance du cyber-espace. » On peut y lire ceci : « Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu’il soit, peut exprimer ses convictions, aussi singulières qu’elles puissent être, sans craindre d’être réduit au silence ou contraint de se conformer à une norme. Vos notions juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement et de circonstance ne s’appliquent pas à nous. Elles sont fondées sur la matière, et il n’y a pas de matière ici. »
Dix-huit ans plus tard, en 2014, la plus grande partie du cyber-espace est un monde fermé, propriétaire, contrôlé par le marketing, régi par un carcan de normes arbitraires, de lois liberticides et de technologies « privatives ». Un monde hyperterritorialisé sous le contrôle de quelques multinationales concentrées dans un oligopole à franges qui ont pour nom Apple, Amazon, Google, Facebook, lesquelles rassemblent une masse de 2 milliards d’internautes — dont la moitié possède un compte Facebook —, tandis que la firme Apple dispose d’un accès direct à 400 millions de comptes bancaires. Concentration, massification et densification : trois conditions permettant qu’internet bascule dans un scénario dystopique.
Le « village global » est devenu une mégalopole Google. En s’installant sur le marché de la fibre optique, Google est aujourd’hui en situation de fournir les contenus (YouTube), les réponses (moteur de recherche), les coupures pub (régie publicitaire) ET les tuyaux, et donc de prioriser l’accès et la vitesse de circulation de ses propres contenus au détriment des autres, en contradiction totale avec le principe fondateur de neutralité du net.
Le milliard d’individus sur Facebook, communauté planétaire, est d’abord régi par des logiques d’entre-soi, s’enfermant dans des bulles attentionnelles étanches, privilégiant les interactions fréquentes mais de bas niveau.
Un ensemble de droits et de normes sociales, morales et artistiques se trouvent redéfinies et redessinées. En juillet 2009, Amazon efface des milliers d’exemplaires numériques, pourtant légalement achetés, de 1984 et de La ferme des animaux de sa liseuse Kindle. Des bibliothèques se vident. Prêter un livre numérique devient presque impossible si celui-ci est équipé de DRM. L’origine du monde, célèbre tableau de Gustave Courbet est censuré sur Facebook qui ferme les comptes des utilisateurs l’affichant sur leur mur, jugeant qu’il s’agit là d’un contenu pornographique. Toujours sur Facebook, des campagnes publicitaires pour la prévention du cancer du sein ou pour la promotion de l’allaitement maternel sont à leur tour censurées, le fait de laisser voir non pas un sein mais un téton, contrevenant aux conditions générales d’utilisation (CGU) du site. Avec ses fonctionnalités de « suggestion en cours de frappe », Google extirpe de la fange les plus triviaux et offensants des stéréotypes racistes et sexistes : commencer à écrire « les noirs… » nous suggère comme requête associée : « les noirs puent », les juifs sont quand à eux associés aux suggestions « les juifs sont radins », « les juifs sont moches », etc., ad nauseam.
Tout ceci est très grave mais tout ceci n’est pas le web. Apple, Facebook, Amazon, Google également mais dans une moindre mesure parce qu’il se nourrit d’extériorités, sont ce que Tim Berners Lee appelle des « jardins fermés », installés sur le web, mais qui ne peuvent et surtout ne doivent seuls le résumer ou l’absorber. Mais qui le phagocytent inexorablement.

Quatre grandes révolutions coperniciennes ont permis ce basculement des utopies fondatrices vers une dystopie possible.
D’abord une dérive des continents documentaires à l’envers. Les ensembles jadis distincts du web public, du web « privé », de nos documents ou courriels personnels et de nos informations plus « intimes » sont désormais réunis dans le nuage du « cloud computing », directement et instantanément lisibles et indexables par les hôtes à qui nous n’avons plus d’autre choix que de les confier.
Nous sommes également entrés dans ce que Frédéric Kaplan appelle l’ère du capitalisme linguistique : Google accumule et exploite du capital linguistique, puis confie à un algorithme le soin d’organiser la spéculation et contrôle et profite ainsi du premier marché linguistique mondial.
Troisièmement, l’essentiel du web n’a plus pour fonction principale de permettre à des hommes de relier des documents, mais de permettre à quelques multinationales de collecter de l’information sur l’activité de chacun d’entre nous. L’axe de rotation du web a changé : la planète internet ne tourne plus autour de documents mais de nos profils. L’homme devient un document comme les autres.
Enfin, les algorithmes prédictifs viennent exploiter ce que John Battelle appelle la base de donnée des intentions, dans laquelle une masse immense de données (Big Data) documente en permanence ce que nous achetons, ce que nous cherchons, qui nous sommes et qui nous connaissons, ce que nous faisons, où et avec qui nous le faisons.
Les questions posées par cet ensemble de bouleversements sont aussi passionnantes que possiblement angoissantes. Dans un monde où l’ensemble des biens culturels ne sera plus qu’accessible en ligne au sein d’écosystèmes marchands propriétaires, que deviendra la possibilité de transmettre, de partager, de construire des référents culturels communs et indépendants d’enclosures marchandes ou attentionnelles ? Que se passera-t-il le jour où YouTube fermera ? Que deviendront les documents qui participent de notre culture, de notre manière de faire société mais qui ne sont aujourd’hui disponibles que sur ce service ? Dans une société dans laquelle tout le monde a la possibilité de participer mais où très peu le font réellement, l’immensité se contentant de rediffuser les contenus des autres, que deviennent les prescripteurs ? Que devient la possibilité même du partage si celui-ci est en permanence entravé par des routines castratrices d’identification et d’accès distant qui interdisent in fine toute possibilité d’appropriation réelle des biens partagés ?
La solution viendra très probablement de la génération qui aujourd’hui apprend, dès le cours préparatoire, à écrire sur ce média qu’est Twitter. La première génération à apprendre à lire et à écrire sur un média de publication, c’est-à-dire de « rendu public ». Pour eux, écrire sera d’abord une activité de rendu public, posant nécessairement et nativement la question du partage de ce rendu public. Pour eux dans dix-huit ans, nous apparaîtrons probablement comme des analphabètes du partage, des Cro-Magnons de la diffusion. Alors rien ne sera plus comme avant.
#oupas.

Ce texte d’Olivier Ertzscheid est issu de l’ouvrage collectif « Lire+Écrire » (Publie.net, 2014). L’ouvrage peut être consulté gratuitement dans le groupe Zotero du cours.
Olivier Ertzscheid. Maître de
conférences en sciences de l’information et de la communication. En
poste à l’IUT de La Roche-sur-Yon (université de Nantes) depuis sept
ans. Études de lettres avant de rédiger une thèse de doctorat sur la
question de l’hypertexte. S’intéresse depuis à la manière dont les
connaissances et les informations circulent sur le web, à ce que cela
change dans nos pratiques culturelles et dans la manière de nous
approprier ces contenus. Regarde attentivement la manière dont les
nouveaux écosystèmes marchands qui dominent l’économie de l’accès
conditionnent à leur tour nos pratiques culturelles et
informationnelles. (Blog: affordance.info)